La pression monte sur les fonds de private equity
Lors de l'IPEM, grand rassemblement annuel du private equity qui s'est tenu à Paris cette semaine, un sujet a dominé tous les échanges : la frustration grandissante des investisseurs institutionnels face à la lenteur des retours de cash. L'industrie du capital-investissement, qui a longtemps surfé sur des taux de rendement annuels élevés, se heurte aujourd'hui à un ralentissement des cessions, avec des entreprises bloquées dans les portefeuilles des fonds, et des investisseurs qui commencent à perdre patience.
Un climat de frustration croissante
L'exhortation était omniprésente à l'IPEM : « Montrez-nous l’argent ! ». Le marché du private equity est en proie à une stagnation des cessions, avec près de 28 000 entreprises évaluées à 3 200 milliards de dollars qui restent coincées dans les portefeuilles des fonds. Selon Pitchbook, l'année 2024 s'annonce comme l'une des pires pour les sorties depuis 2010. Au premier semestre, seulement 1 130 cessions ont été réalisées, un chiffre historiquement bas depuis une décennie. Résultat, les investisseurs institutionnels peinent à récupérer le cash qu'ils ont investi et leur impatience monte en flèche.
Wesley Bradle, responsable de portefeuille du Florida State Board of Administration, résume bien la situation : « Pendant quinze ans, le discours a été : ‘Regardez, je fais partie du premier tiers des gérants les plus performants, donnez-moi de l'argent.’ Mais ce n'est plus suffisant. » Les règles du jeu ont changé. Aujourd'hui, « le cash est roi », souligne Elif Aktug, associée-gérante chez Pictet. Le marché se focalise désormais sur le taux de redistribution, ou DPI (Distribution to Paid-In), un indicateur qui mesure la part du capital restituée aux investisseurs par rapport au montant initialement investi.
Michael Wand, responsable du private equity en Europe chez Carlyle, renchérit : « Le DPI a remplacé l'IRR (Internal Rate of Return) comme critère de performance. » L'IRR, longtemps perçu comme la référence en matière de rendement, ne suffit plus à calmer l'impatience des investisseurs. Les distributeurs de capital doivent désormais prouver leur capacité à générer des retours tangibles. Entre la crise financière de 2008 et l'euphorie des années post-Covid, le taux de redistribution oscillait entre 25 % et 30 %. En 2022, ce taux est tombé à 15 %, avant de chuter à 10 % l’an dernier, selon les estimations d’Ivan Vercoutère, associé-gérant chez LGT Capital.
Pire encore, le premier trimestre 2024 a enregistré des taux de redistribution qui, dans certains cas, sont descendus à des niveaux inférieurs à 10 %. Cette baisse exerce une pression immense sur les portefeuilles des investisseurs, qui se demandent désormais comment les valorisations latentes, comprises entre 3 000 et 4 000 milliards de dollars, vont pouvoir se concrétiser.
Stratégies et perspectives dans un contexte tendu
Face à ce climat tendu, les fonds de private equity tentent de rassurer leurs investisseurs. Christian Lucas, gérant chez Silver Lake, explique que les cessions se heurtent actuellement à un manque d'alignement entre acheteurs et vendeurs, en particulier lorsque les transactions concernent des montants importants, souvent en milliards de dollars. Malgré tout, Silver Lake a réussi à redistribuer environ 21 milliards de dollars à ses investisseurs entre juin 2023 et juin 2024. Lucas se veut optimiste : « Nous allons commencer à voir un certain niveau de ‘capitulation’ et un alignement des prix entre acheteurs et vendeurs. »
Mattia Caprioli, coresponsable de KKR en Europe, partage cet avis. Selon lui, la pression pour monétiser les actifs va progressivement réduire l’écart entre l'offre et la demande. Il estime que les fonds vont bientôt commencer à vendre, car la tension devient palpable sur le marché. De son côté, Robert Seminara, responsable en Europe d'Apollo, se félicite de la performance de son fonds, qui affiche un taux de redistribution de 60 %, bien au-dessus de la moyenne de l'industrie, qui est d'environ 10 %.
Toutefois, pour certains fonds qui peinent à vendre leurs actifs, la situation est beaucoup plus difficile. Les levées de fonds s'allongent considérablement, atteignant parfois jusqu'à 25 mois. Selon Pitchbook, la durée moyenne des levées est de 18,5 mois, ce qui marque un record historique dans l’histoire du private equity. En 2023, seulement 825 fonds ont été bouclés, pour un montant total de 572 milliards de dollars, ce qui représente le chiffre le plus bas depuis dix ans.
Pour pallier ces difficultés, l'industrie du private equity a développé de nouvelles solutions permettant de générer des liquidités sans passer par la vente d'actifs. Parmi ces « martingales » figurent les fonds de continuation et le « NAV financing ». Les fonds de continuation permettent aux gérants de vendre leurs meilleurs actifs à un nouveau véhicule, tout en gardant la main dessus. Cependant, cette stratégie suscite de plus en plus de scepticisme chez les investisseurs institutionnels. Mattia Caprioli, de KKR, précise que son fonds a choisi de garder ses distances avec ces instruments.
Quant au « NAV financing », il s'agit de lignes de crédit basées sur la valeur potentielle d'un portefeuille, permettant de remonter du cash aux investisseurs. Mais là encore, la prudence est de mise. Elif Aktug de Pictet est catégorique : « Les distributions doivent être générées de manière saine, et non par des montages basés sur le NAV. »
Le message est clair pour l'ensemble de l'industrie : il est temps de revenir aux fondamentaux. Nikos Stathopoulos, président Europe de BC Partners, l'exprime sans détour : « Il faut faire de l'argent à l'ancienne. » Il insiste sur le fait que le recours aux multiples, à la dette bon marché ou aux acquisitions pour gonfler artificiellement les résultats n'est plus une solution viable. « Nous devons faire notre travail, et il est plus difficile aujourd'hui », conclut-il.
En somme, le private equity traverse une période de remise en question profonde, où la capacité à générer des liquidités redevient le critère clé. Face à l’impatience des investisseurs et à un environnement économique plus incertain, l'industrie doit ajuster ses pratiques et prouver qu'elle peut surmonter cette phase délicate.
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