Les nouveaux directeurs financiers, moteurs et enfants de la financiarisation
La financiarisation des entreprises en France a été portée par des acteurs-clés : les professions comptables et financières. Elles-mêmes ont été profondément transformées par le processus de financiarisation : une étude des trajectoires des directeurs financiers sur trois décennies, la première de ce genre, met en lumière la mutation des profils et leur nouveau rôle stratégique.
D’après une interview de Marie REDON et son article « Évolution des trajectoires professionnelles des directeurs financiers au regard du processus de financiarisation des organisations », Accounting Auditing Control 2021/2.
L’exception française n’a pas concerné uniquement le vin rouge, le cinéma ou les sacro-saints congés payés. En matière de financiarisation de l’économie, la France, tel un irréductible village gaulois, est entrée à sa façon, et tardivement dans le processus – en tout cas plus tard que les États-Unis, où l’essor des marchés financiers a débuté dès les années 1980. Pour rappel, la financiarisation consiste en la croissance des activités financières et leur extension à de nouvelles activités – un exemple typique est la diversification de La Poste. Résultat, partout s’est progressivement imposée une logique financière, y compris dans l’organisation interne des entreprises : les indicateurs financiers (dont le plus connu est le ROI, return on investment) sont désormais utilisés à tous les niveaux, y compris opérationnels. « On a vu émerger une véritable culture financière, et ce, pas uniquement dans les grands groupes cotés, mais dans toutes les entreprises », décrit Marie REDON, professeur à l’IÉSEG. Elle rappelle que la financiarisation n’est pas forcément bonne ou mauvaise en soi : « Les outils financiers reflètent la performance opérationnelle, et permettent de mieux allouer les ressources en vue d’un objectif ; le problème c’est quand la production de chiffres devient une fin en soi. »
Quels profils derrière le processus de financiarisation ?
Alors pourquoi la France s’y est-elle mise plus tard ? Après tout, dès 1986, des politiques bancaires et monétaires ont été mises en place pour favoriser la cotation en Bourse. Mais le système des participations croisées (les grandes entreprises se détenaient en partie les unes les autres) a empêché la diversification de l’actionnariat jusqu’au milieu des années 1990. Certains auteurs datent le début de la financiarisation en 1996, lorsque le PDG d’AXA a rompu avec le système – qui était sur sa fin, de toute façon – pour racheter UAP. Autrement dit, si des pressions externes (du gouvernement, des actionnaires, des marchés financiers) ont précipité le processus outre-Atlantique, en France a contrario, c’est l’influence des dirigeants qui a été déterminante. Comme le précise Marie Redon : « Au-delà des facteurs macro-économiques, le rôle des acteurs a été fondamental. » Mais encore une fois, le processus a été différent des deux côtés de l’Atlantique. Alors qu’aux États-Unis les pressions des marchés ont contribué à renouveler les dirigeants et les profils plutôt techniques (marketing, ingénieur) ont laissé place à des financiers, en France, les directeurs étaient toujours issus des grandes écoles d’Ingénieur au cours des années 2000, avec pour certains toutefois, une expérience dans une division financière. Les dirigeants ainsi convertis à la logique financière l’ont donc été au cours de leur passage dans ces divisions financières.
L’évolution spectaculaire des carrières des directeurs financiers
Pour mieux comprendre comment l’évolution de ces acteurs-clés a accompagné la financiarisation, Marie Redon a mené une étude des trajectoires des professions comptables et financières sur plus de 30 ans. En analysant un échantillon représentatif d’un millier de CV de directeurs financiers, elle a constaté une distinction flagrante entre deux générations – ceux qui ont commencé leur carrière avant 1996, et ceux venus après. Sur la première génération, trois grands profils-types émergent : les carrières en comptabilité (12% de l’échantillon), en audit externe (33%) et en contrôle de gestion (41%). Sur la seconde génération, on retrouve parmi les profils majeurs : des individus passés par l’audit externe (30%) et le contrôle de gestion (35%) mais très peu de comptables, remplacés par des carrières en services financiers (16%) après formations prestigieuses. « Entre les deux générations, nous observons donc l’apparition d’une nouvelle classe de directeurs financiers, les diplômés des Grandes Écoles de Commerce débutant leur carrière par des expériences en services financiers, et la disparition des ‘comptables’, » note la professeure dans son article de recherche.
Il existe donc aujourd’hui deux profils majeurs de directeur financier : ceux orientés vers la gestion « de bas de bilan » donc plutôt des flux internes ; et ceux ayant une dominante « haut de bilan » en charge des relations extérieures avec les actionnaires et les marchés financiers. Ces évolutions de carrière prennent sens dans le contexte de financiarisation. Les entretiens qu’a menés Marie REDON révèlent une intensification des problématiques de « haut de bilan », et donc un rôle plus stratégique, voire offensif, pour les intéressés, autrefois cantonnés à la technique pure. « Les directeurs financiers qui gèrent les ressources de long terme, la composition de l’actionnariat et de la dette, ont bel et bien acquis une dimension stratégique, » conclut la chercheuse.
Applications pratiques
L’étude, et notamment la révélation du tremplin de carrière que constitue un passage par l’audit externe ou les services financiers, aidera les étudiants ou praticiens déjà en poste dans des divisions financières à choisir leur formation initiale ou continue pour accéder à la direction financière.
Si cette recherche met aussi en lumière le rôle clé de la financiarisation dans la survie de l’entreprise, Marie Redon met en garde contre les dérives : « Attention à ne pas trop pousser la logique financière, car les directeurs financiers qui le font se mettent en danger s’ils n’atteignent pas leurs objectifs chiffrés. La finance doit servir le business, et non l’inverse. »
Méthodologie
La chercheuse s’est appuyée sur dix entretiens auprès de directeurs financiers pour élaborer et analyser sa base de données quantitatives, à savoir 1040 CV complets de directeurs financiers collectés sur le réseau professionnel LinkedIn. Elle a codé les formations et expériences professionnelles sur la période 1973 à 2015, puis a complété l’interprétation avec 47 entretiens supplémentaires auprès de directeurs financiers.
Biographie
Marie REDON est professeur en sciences de gestion à l’IÉSEG. Normalienne et agrégée d’économie-gestion, elle a obtenu son doctorat en sciences de gestion à l’Université de Paris-Dauphine en 2018.
https://www.ieseg.fr/news/nouveaux-directeurs-financiers-moteurs-financiarisation/
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